Comment Trump chercher à affaiblir le dollar
Depuis son retour sur la scène politique, Donald Trump a remis au cœur du débat économique une idée simple mais radicale : le dollar américain est trop fort, et cela nuit à l’économie du pays. Ce positionnement marque une rupture stratégique. Alors que le dollar a longtemps été vu comme un pilier de la puissance américaine, à la fois monnaie de réserve mondiale, outil de financement de la dette publique et refuge en temps de crise, il est désormais considéré, par Trump et ses conseillers, comme un frein structurel à la compétitivité industrielle.
Le diagnostic est clair : un dollar fort renchérit les exportations, favorise les importations et désindustrialise l’économie. Il est donc devenu une cible politique directe.
Au cours des deux dernières décennies, chaque turbulence économique et financière a entraîné une ruée des investisseurs du monde entier vers des actifs financiers sûrs où placer leur argent en attendant que la tempête se calme. Ces événements ont invariablement été marqués par une forte demande de titres du Trésor américain, longtemps considérés comme les actifs les plus sûrs en raison de la stabilité de l'économie américaine et de leur disponibilité en grandes quantités et de leur facilité de négociation.
Cette demande accrue fait généralement grimper le prix des titres du Trésor et baisser leurs taux d'intérêt, ce qui permet au gouvernement et aux ménages américains d'emprunter plus facilement à moindre coût. L'afflux de capitaux vers les actifs en dollars soutient également le dollar lui-même.
Ce changement de cap intervient dans un contexte où l’industrie manufacturière ne représente plus que 10,3 % du PIB américain (contre plus de 16 % dans les années 1990). Ce recul est perçu par une partie de l’opinion publique comme une trahison du pacte économique qui avait assuré la prospérité des classes moyennes.
Pour Donald Trump, affaiblir le dollar devient ainsi une composante essentielle de son projet de réindustrialisation. Ce n’est pas une nouveauté à l’échelle internationale : de nombreux pays ont historiquement cherché à déprécier leur monnaie pour stimuler leurs exportations. Ce qui distingue Trump, c’est qu’il entend y parvenir non par une action monétaire directe, la Réserve fédérale restant officiellement indépendante, mais via des outils commerciaux, notamment les droits de douane.
Concrètement, les tarifs douaniers peuvent affaiblir le dollar par plusieurs canaux. En effet, la réduction des importations contribue aussi à réduire le déficit commercial, ce qui modifie l’équilibre global des paiements. En parallèle, les tensions commerciales induites par les tarifs peuvent effrayer les investisseurs étrangers, qui hésitent à placer leurs capitaux aux États-Unis. Cela freine les entrées de capitaux, donc la demande pour le dollar, ce qui pèse à la baisse sur sa valeur.
Cette instabilité peut décourager les flux de capitaux étrangers vers les États-Unis, qu’il s’agisse d’investissements de portefeuille (actions, obligations) ou d’investissements directs. Or, une baisse des entrées de capitaux réduit la demande mondiale pour les actifs libellés en dollars, ce qui affaiblit encore davantage la devise américaine.
D’ailleurs, Trump qui fait face à des difficultés juridiques pour sa politique commerciale, pourrait réussir à trouver une alternative via son projet fiscal. De fait, alors que les marchés financiers scrutent avec anxiété les évolutions de la politique commerciale américaine, une autre mesure, moins visible mais potentiellement explosive, pourrait provoquer une onde de choc sur les marchés obligataires et actions : la Section 899 du projet fiscal de Donald Trump.
Derrière ce numéro se cache une disposition à fort pouvoir de déstabilisation, visant les investisseurs étrangers détenant des actifs américains. Si elle était pleinement appliquée, cette mesure pourrait modifier en profondeur l’attractivité du marché américain, fragiliser le dollar et accentuer les tensions sur les taux à long terme.
La Section 899 prévoit une augmentation progressive du taux d’imposition fédéral sur les revenus passifs générés aux États-Unis (dividendes, intérêts, plus-values) par des investisseurs ou entreprises issus de juridictions fiscales jugées « discriminatoires » à l’encontre des États-Unis. Cela inclut des pays comme la France, le Royaume-Uni, l’Australie ou le Canada, des partenaires historiques, qui ont mis en place des taxes numériques ciblant les géants technologiques américains, ou qui appliquent des dispositifs d’impôt minimum sur les sociétés dans le cadre des accords de l’OCDE.
Le mécanisme est redoutablement simple : à partir du taux statutaire, la section 899 ajoute d’abord cinq points de pourcentage la première année, puis cinq points supplémentaires chaque année, jusqu’à un maximum de +20 points. Pour de nombreux investisseurs étrangers, cela revient à augmenter brutalement leur fiscalité effective, dans un contexte où leur présence sur les marchés américains est massive : ils détiennent environ 31 000 milliards de dollars d’actifs américains à long terme, obligations souveraines, actions, dettes d’entreprises comprises.
Ce que cette disposition menace, c’est la dynamique même des flux de capitaux vers les États-Unis. Une taxation accrue des revenus financiers pourrait déclencher une vague de désinvestissements. Si les investisseurs étrangers commencent à vendre massivement leurs bons du Trésor, cela exercerait une pression à la hausse sur les rendements à long terme.
L’impact serait double : un renchérissement du service de la dette fédérale dans un contexte budgétaire déjà tendu, et une pression baissière sur le dollar, car les sorties de capitaux impliqueraient la conversion de dollars en devises étrangères.
Cette hypothèse n’est pas purement théorique. Le Joint Committee on Taxation (JCT), l’organe non partisan du Congrès chargé d’évaluer l’impact fiscal des lois, a estimé que la section 899 générerait 116,3 milliards de dollars de recettes sur dix ans. Mais surtout, il anticipe qu’elle entraînera à terme une baisse des recettes fiscales annuelles de près de 13 milliards de dollars d’ici 2034, en raison de la fuite des capitaux et de la réduction de l’assiette imposable. Autrement dit : une mesure fiscalement punitive à court terme pourrait se retourner contre les intérêts économiques du pays à plus long terme.
La critique formulée par certains analystes, à l’image de George Saravelos (Deutsche Bank), est particulièrement sévère. Dans une note publiée récemment, il souligne que cette disposition revient à instrumentaliser les marchés financiers américains à des fins de politique étrangère.
Cette « militarisation des marchés financiers américains », affirme Saravelos, risque de « donner à l’administration américaine la possibilité de transformer une guerre commerciale en une guerre des capitaux si elle le souhaite ».
Cependant, ce n’est pas la première fois que les Etats-Unis utilisent le dollar comme une arme. De fait, nous l’avons vu avec le conflit ukrainien dans lequel geler l’administration Biden a gelé une partie des réserves de change de la Russie. En 2022, le Congrès a autorisé la Maison-Blanche de Biden à saisir des actifs en dollars russes pour aider l'Ukraine. Cette disposition, dite « REPO », a permis à l'équipe de Janet Yellen, alors secrétaire au Trésor, de transférer des actifs du gouvernement russe vers un fonds de reconstruction de l'Ukraine.
Autrement dit, le gouvernement américain utiliserait désormais la fiscalité comme une arme géoéconomique, ciblant non plus des produits ou des entreprises, mais directement les détenteurs étrangers d’actifs financiers. Cela remet en question un principe fondamental du capitalisme américain : l’ouverture et la neutralité de ses marchés financiers vis-à-vis des non-résidents.
L’esprit de cette mesure n’est d’ailleurs pas isolé. Elle s’inscrit dans une doctrine plus large, déjà évoquée par des membres de l’équipe économique de la Maison Blanche. En novembre dernier, Jared Miran, président du Conseil des conseillers économiques, suggérait la possibilité d’un “frais d’utilisation” pour les détenteurs étrangers de bons du Trésor, une sorte de taxe d’accès au marché obligataire américain.
L’idée sous-jacente est toujours la même : faire payer davantage les acteurs étrangers pour rééquilibrer la balance des paiements, faire pression sur le dollar et tenter de corriger les déséquilibres structurels du commerce extérieur.
Mais cette stratégie pose plusieurs risques majeurs. D’abord, elle pourrait déclencher une réaction en chaîne de représailles fiscales : les pays visés, comme la France ou le Royaume-Uni, pourraient eux aussi taxer plus lourdement les investissements américains. Ensuite, elle affaiblit le statut du dollar comme monnaie refuge.
Si les investisseurs internationaux commencent à douter de la neutralité fiscale des États-Unis, ils pourraient progressivement diversifier leurs portefeuilles vers d’autres zones : la zone euro, le Japon, ou les obligations souveraines chinoises. Cela contribuerait à éroder le rôle central du dollar dans les réserves de change et à fragmenter davantage l’ordre monétaire mondial.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer l’effet symbolique d’une telle mesure. Depuis les années 1980, la puissance financière des États-Unis repose sur un pacte implicite : les capitaux étrangers peuvent s’y loger en toute sécurité, avec une fiscalité stable et prévisible. Briser ce pacte, même au nom de la réciprocité fiscale, revient à remettre en cause l’un des fondements du leadership économique américain.
Par ailleurs, dans une évaluation de la solvabilité du gouvernement du 25 mars, Moody's Ratings a indiqué que les déficits budgétaires et la capacité d'endettement s'aggraveraient probablement, même si les politiques de Trump ouvrent la voie à une période prolongée de croissance économique supérieure à la moyenne.
Ces perspectives budgétaires floues, publiées avant le « Jour de la Libération », signifient que la capacité d'emprunt des États-Unis dépend désormais de plus en plus de leurs « atouts exceptionnels » en tant que plaque tournante mondiale du commerce et de la finance, a déclaré l'agence de notation.
Ce privilège exorbitant, une expression inventée par l'ancien ministre français des Finances Valéry Giscard d'Estaing dans les années 1960, fait référence aux avantages que les États-Unis ont acquis grâce à la mondialisation. La demande mondiale de dollars et de titres de créance américains a simultanément fait baisser les coûts d'emprunt publics, amélioré le pouvoir d'achat des consommateurs américains et protégé l'économie nationale des fluctuations brutales des devises étrangères.
Cela a été une aubaine pour l'économie en période de prospérité, mais cela s'est avéré particulièrement utile en période de difficultés économiques.
En somme, la Section 899 pourrait apparaître comme un simple ajustement fiscal technique, mais elle recèle en réalité une transformation profonde de la doctrine économique des États-Unis. En ciblant les détenteurs étrangers d’actifs, elle entérine l’idée que la souveraineté économique passe désormais par un contrôle renforcé de la circulation des capitaux, quitte à fragiliser la confiance mondiale dans les marchés américains. Une politique à hauts risques, dans un monde déjà en quête de nouvelles ancrages monétaires.
D’ailleurs, Miran suggère d'utiliser l'International Emergency Economic Powers Act, promulgué par le président Jimmy Carter en 1977, qui confère au président de larges pouvoirs sur les transactions internationales en réponse aux menaces étrangères contre « la sécurité nationale, la politique étrangère ou l'économie des États-Unis ». « Ces pouvoirs incluent la capacité de limiter ou d'interdire les transferts de crédits, de paiements ou de titres à l'échelle internationale », écrit l'économiste, qui explore plusieurs hypothèses : instaurer une taxe sur l'utilisation du dollar, d'environ 1 %, différenciée selon les pays ; acheter des devises étrangères, éventuellement avec de l'or, pour les faire monter, et surtout, exercer un chantage tarifaire incessant.
Un autre moyen passe par la politique monétaire. Les tarifs douaniers entraînent souvent une hausse des prix à l’importation, donc une inflation importée. Mais si cette inflation ne s’accompagne pas d’une accélération de la croissance, la Réserve fédérale peut se retrouver face à un dilemme : combattre l’inflation au risque d’aggraver le ralentissement, ou assouplir sa politique monétaire pour soutenir l’activité.
Dans un tel scénario, la Fed pourrait décider de ne pas relever ses taux, voire de les baisser. Cela réduirait les taux d’intérêt réels, ce qui diminue l’attractivité relative des actifs américains pour les investisseurs internationaux, pesant là encore sur le dollar.
Cette stratégie de baisse compétitive du dollar s’inscrit dans une réflexion plus large sur le rôle du billet vert dans le système monétaire international.
Effectivement, depuis plus de trois décennies, entre 85 et 90 % des transactions entre devises sur les marchés des changes s'effectuent en dollars. Sur le système de messagerie financière SWIFT, que les banques internationales utilisent pour échanger des dizaines de milliers de milliards de dollars chaque jour, environ 50 % des transactions s'effectuent en dollars, contre environ 35 % il y a dix ans.
La monnaie de réserve mondiale ne doit pas seulement être liquide et largement utilisée ; elle doit également servir d'unité de compte commune pour les biens échangés à l'échelle mondiale. Partout dans le monde, les ventes de matières premières, du pétrole aux métaux en passant par les produits agricoles, sont presque universellement libellées en dollars. Environ 54 % des factures commerciales mondiales utilisent des montants en dollars, alors que les États-Unis ne représentent qu'environ 10 % du commerce mondial.
En outre, la dernière condition pour qu'une monnaie de réserve soit performante est que les citoyens, les entreprises et les banques centrales la considèrent comme une réserve de valeur fiable. Pour cela, le pays d'origine de la monnaie doit disposer de marchés financiers vastes et ouverts, offrant des opportunités d'investissement attractives et régies de manière prévisible par l'État de droit.
Une inflation faible et stable est également un atout, permettant aux détenteurs de la monnaie de savoir que la valeur de leurs actifs ne s'évaporera pas du jour au lendemain. Le marché boursier américain est le plus important au monde, avec une valeur globale de 63 000 milliards de dollars fin 2024, soit près de la moitié de la valeur totale des actions mondiales, même après la débâcle boursière de cette année.
L'économie américaine est ouverte aux investissements étrangers : les entrées et sorties de capitaux sont peu restreintes. La Réserve fédérale est largement considérée comme indépendante et crédible. De plus, les tribunaux et régulateurs américains jouissent d'une confiance mondiale pour résoudre les litiges commerciaux, gouverner l'économie de manière prévisible et prévenir la corruption.
Qui plus est, le fait que le marché des obligations d'État américaines soit le plus important au monde, avec environ 28 000 milliards de dollars, soit plus d'un quart du marché mondial de la dette publique, est également un atout. Les obligations d'État américaines (généralement appelées bons du Trésor) sont également la forme la plus liquide de dette publique, avec environ 900 milliards de dollars de transactions quotidiennes en moyenne.
Cette facilité d'achat et de vente rassure les banques centrales quant à la sécurité des bons du Trésor. Compte tenu de la conjonction de ces facteurs, liquidité, utilisation généralisée et sécurité, il n'est guère surprenant que le dollar constitue la majorité des réserves internationales, et ce depuis des décennies.
Mais cette hégémonie est de plus en plus remise en question. Plusieurs grandes économies, de la Chine à la Russie, en passant par les pays du Golfe, cherchent à réduire leur dépendance au dollar, que ce soit via des accords commerciaux bilatéraux en monnaies locales ou la création de systèmes alternatifs de règlement. Si les États-Unis donnent eux-mêmes le signal d’un affaiblissement volontaire de leur devise, cela pourrait accélérer cette dynamique de dédollarisation.
Par conséquent, par sa politique économique, ses attaques contre l'indépendance de la Réserve fédérale et les atteintes qu'il a portées à l'État de droit aux États-Unis, Trump a accéléré la faiblesse du dollar sur les marchés des changes, mais aussi le cadre institutionnel qui sous-tend sa domination à long terme. À tout le moins, les actions de Trump affaibliront les facteurs qui soutiennent la domination du dollar.
De telles conditions suggèrent qu'un jugement est certainement proche pour le dollar, qui règne sur la finance internationale comme monnaie de facturation, de paiement et de réserve dominante depuis plus d'un siècle. Le fait que Trump ait évoqué l'idée de solliciter la coopération d'autres pays pour affaiblir le dollar, dans le but illusoire de stimuler les exportations américaines, ne fait qu'accentuer ce scénario.
La stratégie de Trump n’est pas sans risques. Une baisse prolongée du dollar pourrait générer une inflation structurelle, en particulier si les États-Unis continuent à importer des biens de consommation courante (électronique, énergie, textiles). Cela pourrait également fragiliser la confiance dans les marchés de la dette publique américaine.
Avec une dette dépassant les 130 % du PIB, les États-Unis ont besoin d’un financement extérieur massif. Si les investisseurs internationaux doutent de la stabilité du dollar, ils pourraient exiger des primes de risque plus élevées, voire détourner leurs investissements vers d’autres monnaies comme l’euro, le yuan ou les devises émergentes les mieux gérées.
En définitive, l’usage des tarifs douaniers comme instrument indirect de dépréciation du dollar traduit un tournant majeur dans la stratégie économique américaine. Ce n’est plus seulement une guerre commerciale que mène Donald Trump, mais une guerre monétaire par d’autres moyens.
Le dollar, longtemps symbole de stabilité et de puissance, devient un outil de politique industrielle, au service d’un objectif de rééquilibrage interne. Cela bouleverse les repères traditionnels du capitalisme américain et interroge l’avenir du système monétaire mondial. Si cette trajectoire se confirme, le dollar pourrait progressivement perdre sa place centrale, au profit d’un ordre monétaire plus fragmenté, plus multipolaire, mais aussi plus instable.
On ignore encore si la ruée mondiale vers les actifs non américains, qui s'est accélérée en début d'année, marque le début d'une tendance ou reflète simplement des facteurs techniques et macroéconomiques. Les changements dans les projections de croissance et de taux d'intérêt aux États-Unis, provoqués par l'annonce des droits de douane par Trump, ont par exemple contraint les fonds spéculatifs qui avaient investi massivement dans les bons du Trésor américain à vendre leurs participations lorsque ces paris ont mal tourné.
Les forces macroéconomiques ont joué dans le même sens, poussant les acheteurs de dette publique américaine à exiger des taux d'intérêt plus élevés, signe qu'ils anticipent une hausse de l'inflation. Alors que les États-Unis sont en passe d'accroître leur dette fédérale déjà astronomique et que les droits de douane annoncés risquent de faire grimper l'inflation, il n'est guère étonnant que les taux d'intérêt sur les emprunts publics aient augmenté, malgré la perspective d'un ralentissement de la croissance, qui devrait normalement les faire baisser.
L'abandon des actifs en dollars pourrait également être motivé par la volonté des investisseurs de diversifier leurs avoirs. Pour les investisseurs étrangers, qu'ils soient privés ou officiels, cette dernière catégorie incluant les banques centrales et les fonds souverains, détenir plus de 50 % d'un portefeuille en actifs d'un seul pays ou libellés dans la monnaie de ce pays est peu judicieux. Un tel degré de concentration expose les investisseurs à des risques économiques, financiers et géopolitiques, qui se sont tous intensifiés depuis l'arrivée au pouvoir de Trump.
Par conséquent, l'achat d'actifs non américains pourrait simplement indiquer une réorientation opportuniste des investisseurs internationaux vers un objectif raisonnable de diversification.
Mais cette évolution pourrait bientôt atteindre ses limites, car les monnaies et les marchés financiers des autres pays manquent tout simplement de profondeur (disponibilité de grandes quantités d'actifs de haute qualité) et de liquidité (négociabilité aisée de ces actifs) pour supporter d'importants afflux de capitaux.
De même, bien que les évolutions technologiques contribuant à relier les systèmes de paiement des différents pays, ainsi que la volonté de diversification des investisseurs mondiaux, puissent éroder le rôle du dollar comme monnaie de paiement pour les transactions internationales, rien n'indique pour l'instant que cela se produise. Le dollar conserve une large avance sur toutes les autres monnaies.
Cet avantage se réduit cependant. L'histoire montre que les forces susceptibles de précipiter un changement brutal dans la puissance financière et monétaire relative d'un pays peuvent s'accumuler au fil du temps, le basculement final se produisant rapidement. Prenons l'exemple des dommages infligés par Trump au cadre institutionnel américain, qui constitue l'un des principaux piliers de la domination du dollar et de la confiance des investisseurs nationaux et étrangers dans le système financier basé sur le dollar.
La dégradation de l'État de droit et l'erratisme politique de Trump devraient inciter les gouvernements et les banques centrales étrangers à réduire leur dépendance au dollar comme monnaie de paiement et de réserve internationale, tout comme ses attaques contre l'indépendance de la banque centrale des États-Unis.
Il a non seulement fait pression sur la Réserve fédérale pour qu'elle baisse ses taux d'intérêt, mais a également indiqué qu'il pourrait y nommer des hauts fonctionnaires plus souples, qui obéiront aux ordres de son administration en matière de politique monétaire et de réglementation.
Son attaque directe contre l’autonomie de la Réserve fédérale aura de graves conséquences sur la capacité de l’institution à remplir ses mandats de maintien d’une faible inflation et d’un faible chômage, qui constituent un facteur crucial de la confiance des investisseurs étrangers dans la valeur à long terme du dollar.
Il est toutefois prématuré de faire l'éloge de la domination du dollar, compte tenu de la fragilité des autres monnaies de réserve et de l'énorme demande d'actifs financiers sûrs en période de turbulences économiques et financières. Le marché obligataire japonais est certes profond et largement considéré comme sûr, tout comme les marchés obligataires de certaines économies clés de la zone euro, comme l'Autriche, la France, l'Allemagne et les Pays-Bas.
Mais chacune de ces alternatives est confrontée à de faibles perspectives de croissance ou à des turbulences politiques intérieures. La zone euro, par exemple, a peu progressé ces dernières années vers une plus grande intégration économique et financière, et ses économies clés ont pris un virage populiste et à droite, présageant une instabilité politique. De telles évolutions, conjuguées à l'augmentation des déficits budgétaires dans ces économies, n'inspirent guère confiance aux investisseurs quant à une croissance forte et stable.
L'économie chinoise doit enfin faire face à ses fragilités internes. L'effondrement des marchés immobiliers du pays continue de provoquer des tensions. Les risques financiers liés à son modèle de croissance, caractérisé par une forte dépendance à des investissements inefficaces financés par le crédit bancaire, sont devenus évidents pour les investisseurs.
La Chine reste également incapable d'écarter le spectre de la déflation, lié à la surcapacité de sa capacité de production par rapport à la demande intérieure pour ses produits ces dernières années. La confiance des ménages et des entreprises dans les politiques gouvernementales et la gestion économique s'est effritée.
De plus, la Chine jouit difficilement de la confiance des investisseurs étrangers en raison de la faiblesse de son cadre institutionnel, le Parti communiste chinois exerçant une mainmise de fer sur les systèmes économique, juridique et politique du pays.
En plus de cela, le renminbi ne flotte pas librement sur les marchés des changes. Le gouvernement chinois restreint la libre circulation des capitaux par des mesures telles que le contrôle des investissements entrants et sortants et les restrictions sur les virements bancaires internationaux. Les étrangers sont confrontés à des obstacles réglementaires lorsqu'ils investissent sur les marchés financiers chinois, notamment le marché obligataire local, qui manque également de liquidité et de profondeur par rapport aux principaux marchés obligataires mondiaux.
La Chine a tenté de promouvoir son concurrent local de SWIFT, le système de paiement interbancaire transfrontalier (CIPS), notamment depuis que les sanctions ont exclu certaines des plus grandes banques russes de SWIFT en 2022. Mais jusqu'à présent, le CIPS n'a attiré que 0,2 % du volume de transactions de SWIFT.
Même si la position du dollar américain au sommet du système monétaire international semble de plus en plus fragile, l'absence d'alternatives viables devrait l'empêcher de s'en éloigner, pour l'instant.
Comme cela a toujours été le cas, cette résilience est moins le fruit de l'exceptionnalisme américain que des faiblesses économiques, politiques et institutionnelles fondamentales du reste du monde. À moins que cela ne change, le dollar restera sous contrôle bien plus longtemps que toute autre monnaie ne devrait l'être.